" Reportage
Kevin G., le principal accusé d’un réseau d’escroquerie visant des prêtres âgés, a été jugé, aux côtés de neuf autres prévenus, jeudi 5 septembre au Havre. Dix ans de prison ont été requis contre ce récidiviste de 34 ans qui a repris cette « arnaque à la charité » de son propre père. Une affaire hors norme.
Héloïse de Neuville, envoyée spéciale au Havre (Seine-Maritime), le 06/09/2024 à 08:53
« Mais allez-vous laisser un jour les prêtres tranquilles ? », l’avait tancé la présidente du tribunal lors d’une première audience en mars. Ce jeudi 5 septembre, Kevin G., principal accusé d’une vaste escroquerie visant de nombreux prêtres âgés, était jugé au tribunal du Havre pour « escroqueries en bande organisée », commises entre 2021 et 2024, aux côtés de neuf autres prévenus. Ainsi 62 prêtres, âgés de 69 à 94 ans, ont été victimes de ces arnaques, pour un préjudice de 440 000 €.
Des faux gendarmes, magistrats, conseillers bancaires…
Dix ans de prison ont été requis à l’encontre de Kevin G., en état de récidive légale. Pour ses coaccusés – parmi lesquels son frère jumeau James G. – soupçonnés d’avoir aidé à faire transiter les fonds, moyennant souvent une commission, les peines demandées vont de dix-huit mois avec sursis à deux ans d’emprisonnement ferme. Le délibéré sera rendu le 7 novembre.
Le mode opératoire de Kevin G., qui reconnaît les faits qui lui sont reprochés, est aussi rodé qu’efficace. Muni de son téléphone portable, depuis sa cellule de la maison d’arrêt de Val-de-Reuil (Eure), dans laquelle il purge une peine de cinq ans pour les mêmes délits, il contactait des prêtres retraités dont il trouvait les coordonnés « dans l’annuaire des prêtres, sur Google », détaille-t-il, nonchalamment. Son scénario de prédilection ? Se faire passer pour un gendarme, sur les traces d’un arnaqueur de curés. Les victimes étaient priées, pour collaborer à la fausse enquête, d’effectuer des paiements par virement, cartes prépayées, comptes Winamax, chèques, ou encore Western Union, et ainsi aider à coincer le fraudeur.
Isolés, saisis par l’urgence de l’enjeu – sauver des confrères d’une possible escroquerie –, de nombreux prêtres se sont exécutés. Leurs doutes étaient apaisés par une cascade d’appels, venus d’un entourage fictif, créé de toutes pièces : une fausse conseillère bancaire, un faux magistrat, venaient opportunément authentifier la réalité des investigations du prétendu gendarme. Dans d’autres cas, Kevin G., qui sait imiter des voix féminines et de multiples accents, pouvait incarner un veuf, criblé de dettes, mis dehors par sa belle-famille, aux abois financièrement. « Dans tous les cas, le prévenu joue sur la corde sensible de la charité, avec une exaltation de la pitié et du sens du service des prêtres », analyse Me Ernest Safar, avocat des parties civiles.
175 000 € dérobés à un prêtre de 83 ans
Accablés par la honte de s’être fait duper, selon les mots de leurs avocats, seuls 16 prêtres sur 62 ont finalement porté plainte, et un seul s’est rendu à l’audience. « Je suis venu pour représenter les autres. La Conférence des évêques de France nous a payé un avocat pour nous défendre », se félicite, le père Pascal B. Ce prêtre du diocèse de Coutances à l’air déterminé, trente-huit ans de sacerdoce, s’est vu dérober 1 450 €. Mais son cas est loin d’être le plus critique. Le cas de l’abbé B., du diocèse de Chambéry, illustre les ravages que peut causer cette escroquerie.
Qualifié de « poule aux œufs d’or de Kevin G. » par l’avocat des parties civiles, le prêtre de 83 ans a ainsi perdu plus de 175 000 €, un capital familial destiné à régler la prise en charge de son jeune frère handicapé. « On est toujours étonné qu’une organisation aussi simple puisse aller jusqu’à soustraire une centaine de milliers d’euros », soulignait le président du tribunal en début d’audience. De fait, c’est en plein confinement que commence l’arnaque visant l’abbé B, isolé, le téléphone comme seul lien au monde extérieur. « Kevin G. réussit à capter sa confiance, l’abbé était fier de pouvoir aider les autorités à mettre fin à une fraude visant ses confrères. On ne se rend pas compte de la solitude de ces hommes d’Église », plaident ses conseils, Mes Ernest Safar et Olga Migeon, à l’audience.
Interrogé sur ses motivations, le prévenu, vêtu d’une veste de jogging rose et noir, n’est pas très disert. Il invoque tour à tour l’oisiveté carcérale, son addiction coûteuse aux paris sportifs ou encore le prix exorbitant des cigarettes et du cannabis en détention. Pour les prêtres arnaqués, il n’a pas un mot de compassion. Alors son avocat, Me Yannis Benrabah, tente : « Je ne sais pas si vous voulez en parler, mais la procédure en fait état : vous auriez repris “l’arnaque au curé” de votre père. » L’intéressé abonde : « Oui, moi j’avais 14 ans, mon père sortait d’une longue peine de prison et j’allais avec lui dans la cabine téléphonique, l’écouter arnaquer des prêtres. » Le président coupe court : « On a lu l’article de Libé, maître ! » De fait, à la veille de l’audience, le quotidien a publié une enquête fouillée, en deux volets, retraçant la filiation tragique de cette escroquerie, inventée par le père de Kevin G., dès les années 1980.
Appât du gain et vengeance contre les prêtres
Le père du prévenu, Michel G., condamné à trente-sept années de prison pour ses escroqueries sur des clercs, revendique, lui, avoir agi par vengeance contre le clergé. Confié à la Ddass à l’âge de 4 ans, il est placé à 11 ans aux Orphelins apprentis d’Auteuil, où il dit avoir été agressé par un religieux spiritain, qui l’a ensuite « proposé » à un autre frère, a-t-il confié à Libération. En 2023, dans un rapport de la CRR (1) que le quotidien a pu consulter, la congrégation du Saint-Esprit reconnaît la vraisemblance des actes rapportés par Michel G. L’homme de presque 70 ans aujourd’hui, a reçu 60 000 € de la commission pour son préjudice, soit la somme maximale pour une réparation financière allouée par l’instance. Sur son fils, qui a repris son mode opératoire, le père n’est pas tendre : « Moi ce n’était pas pour l’argent (…). C’est un petit con, lui, c’est le profit qu’il veut », a-t-il confié à Libération.
Presque quarante ans après la première « arnaque au curé » de la famille G., l’escroquerie va-t-elle enfin s’arrêter ? Ce 5 septembre, alors que l’audience touche à sa fin, le procureur semble en douter, déplorant « une remise en question très limitée, voire inexistante » de Kevin G. Ce dernier, qui a passé un CAP cuisine en prison, parle d’une « maladie » et assure qu’il a entamé un « travail psychologique ».
(1) L’instance chargée d’accompagner les victimes de pédocriminalité dans les congrégations religieuses catholiques.
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